Perspective
Compte tenu du paysage politique, la MRS dans l’Arctique n’est ni viable ni souhaitable
Nikolaj Kornbech fait valoir que le paysage politique difficile de l’Arctique rend la région peu propice au déploiement de méthodes de réflexion de la lumière du soleil (MRS) et que la promotion de la MRS arctique pourrait aggraver la situation.

Nikolaj Kornbech est un chercheur en sciences sociales qui étudie l’interaction entre la science, la technologie et les politiques environnementales. Il est titulaire d’un doctorat au département « People and Technology » de l’université de Roskilde, au Danemark, et d’une maîtrise de recherche en sciences sociales de l’université d’Amsterdam. Ses recherches ont porté sur les relations internationales et les implications sécuritaires des MRS, avec un accent particulier pour l’Arctique, ainsi que sur l’impact de l’économie politique nationale sur le développement de l’élimination du dioxyde de carbone.
Alors que la modification du rayonnement solaire (MRS) est généralement considérée comme une intervention mondiale, l’Arctique a été distingué comme une région où la MRS peut être déployée avec une portée plus limitée. Mais dans un climat politique arctique de plus en plus stratégique et conflictuel, la MRS risquerait de déstabiliser encore davantage la situation. La MRS arctique a donc peu de chances de réussir et il est imprudent de la promouvoir si elle détourne l’attention des besoins urgents d’adopter des mesures d’atténuation et d’adaptation.
Les scientifiques et les entrepreneurs ont exploré de nombreuses idées différentes pour stabiliser ou abaisser les températures dans l’Arctique, même si la plupart des recherches se sont limitées à des études de modélisation. Les idées incluent la possibilité de rendre les nuages marins plus brillants,1 recouvrir les surfaces de matériaux réfléchissants,2 et épaissir la banquise à l’aide de pompes à eau éoliennes.3 Toutes ces techniques ne s’avèrent pas nécessairement efficaces ou souhaitables d’un point de vue technique,4–6 et en janvier 2025, l’Arctic Ice Project – qui avait proposé de répandre de petites billes à base de silice pour accroître la réflectivité de la glace – a été mis à l’index, en partie en raison des inquiétudes concernant le risque d’effets toxiques sur la chaîne alimentaire de l’Arctique.
À ces incertitudes techniques s’ajoute cependant un élément supplémentaire d’incertitude politique qui est trop souvent négligé. En fait, ceux qui travaillent sur des projets de MRS en Arctique ont tendance à croire que « les interventions en Arctique posent moins de problèmes de gouvernance que les interventions sur le climat mondial », comme l’affirment Daniel Bodansky et Hugh Hunt.7 Ils soulignent l’existence du Conseil de l’Arctique en tant qu’institution efficace pour amener les pays à se mettre d’accord sur la MRS arctique, tandis que d’autres ont mis l’accent sur le petit nombre de pays qui devraient parvenir à un accord.8 Mais des recherches récentes, notamment celles d’Olaf Corry, de Duncan McLaren et de moi-même, soulèvent de sérieux doutes quant au fait que l’Arctique soit une région politiquement propice à la MRS.9
Dans notre article,10 nous avons analysé la littérature sur la MRS dans l’Arctique, en examinant les hypothèses des chercheurs et des entrepreneurs sur la politique arctique. Nous avons également demandé comment le climat arctique était perçu comme un problème susceptible d’être traité par le biais de la MRS. Nous avons ensuite comparé et contrasté leurs points de vue avec ceux exprimés dans les documents politiques récents des États de l’Arctique.11

Étendue de la banquise
(Janvier 2025)
ÉTATS-UNIS
(Alaska)
CERCLE POLAIRE ARCTIQUE
Canada
Océan Arctique
PÔLE NORD
Russie
Danemark
(Groenland)
Norvège
Islande
Suède
Finlande
Est.
Zones économiques exclusives
Lat.
Bélarus
Lith.
Sources : Natural Earth ; NOAA; Flanders Marine Institute

ÉTATS-UNIS
(Alaska)
CERCLE POLAIRE ARCTIQUE
Zones économiques exclusives
Canada
Océan Arctique
PÔLE NORD
Russie
Denmark
(Groenland)
Norvège
Islande
Suède
Finlande
Étendue de la banquise
(Janvier 2025)
Est.
Lat.
Sources: Natural Earth; NOAA; Flanders Marine Institute
Bélarus
Lith.

Japon
Océan Pacifique
Corée du Sud
Corée du Nord
ÉTATS-UNIS
(Alaska)
Chine
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CERCLE POLAIRE ARCTIQUE
États-Unis
Canada
Océan Arctique
Exclusive Economic Zones
Mongolie
PÔLE NORD
Russie
Denmark
(Groenland)
Kirghizistan
Tadjikistan
Kazakhstan
Norvège
Ouzbékistan
Suède
Finlande
Turkménistan
Islande
Étendue de la banquise
(Janvier 2025)
Océan Atlantique
Est.
Iran
Lat.
Sources: Natural Earth; NOAA; Flanders Marine Institute
Bélarus
Lith.
Une vision dépassée de la politique arctique
Nos recherches ont montré que les scientifiques et les entrepreneurs en MRS considèrent l’Arctique comme une région exceptionnelle sur le plan de la politique internationale, où la coopération interétatique sur les questions environnementales et scientifiques peut être dissociée de la sécurité internationale et de la dynamique concurrentielle entre les États. Cette idée d' »exceptionnalisme arctique »,12 qui s’est illustrée par la déclaration de Mikhaïl Gorbatchev selon laquelle l’Arctique était une « zone de paix », a prévalu dans les décennies qui ont suivi la guerre froide et a donné lieu à de nombreux exemples de coopération interétatique fructueuse, notamment par l’intermédiaire du Conseil de l’Arctique, qui regroupe des États et des organisations autochtones.
Toutefois, les récents développements politiques sur la scène mondiale ont fait apparaître l' »exceptionnalisme arctique » comme de plus en plus dépassé. Les relations entre les États arctiques membres de l’OTAN et la Russie se sont nettement envenimées depuis l’invasion russe de l’Ukraine en 2014. La situation s’est encore détériorée avec l’invasion massive de 2022, qui a amené les États membres de l’OTAN à suspendre temporairement leur participation au Conseil de l’Arctique. Les stratégies des États pour l’Arctique considèrent de plus en plus que cette région présente un risque élevé de conflit, et la tendance est clairement au renforcement de la présence militaire dans l’Arctique.10
Nous avons également constaté que l’atténuation du changement climatique n’est pas une priorité majeure dans les politiques des États arctiques. Au contraire, le changement climatique dans l’Arctique est largement considéré comme une nouvelle condition à laquelle il faut s’adapter, voire qu’il faut saisir stratégiquement comme une opportunité – comme l’illustrent les efforts continus du président américain Trump pour prendre le contrôle du Groenland. Le réchauffement du climat rend l’Arctique plus accessible, ce qui permet de mettre en place de nouvelles stratégies de croissance économique dans la région, par exemple grâce à l’extraction de pétrole, de gaz ou de minéraux, à de nouvelles routes maritimes transcontinentales et au tourisme. Il en résulte des risques pour la sécurité et une concurrence à laquelle les États réagissent en renforçant la surveillance et la présence militaire, ce qui, à son tour, suscite une plus grande méfiance à l’égard des motivations des États membres de l’OTAN et de la Russie.10
Déstabilisante ou simplement improbable ?
Pour anticiper la manière dont la MRS de l’Arctique pourrait se dérouler dans la réalité, nous devons la replacer dans ce contexte géopolitique plus large. Comme mes collègues et moi-même l’avons constaté lors d’une étude connexe menée auprès d’experts en sécurité,13 les acteurs en matière de sécurité et les climatologues n’ont pas la même conception de la MRS. Les scientifiques et les ingénieurs s’intéressent principalement aux incertitudes techniques et aux impacts globaux qui peuvent être mesurés à l’aide de modèles et d’expériences, sans tenir compte des motivations et des interprétations humaines. En revanche, les diplomates, les analystes de la sécurité et les acteurs militaires saisissent la signification de la MRS à travers leurs logiques géopolitiques préexistantes. Cela signifie, entre autres, qu’ils considèrent les MRS avant tout comme une source stratégique d’influence dans la politique mondiale. Plutôt que de supposer qu’elle sera utilisée pour atténuer les changements climatiques de manière rationnelle, ils craignent que les États ne fassent pas confiance aux intentions des autres en matière de recherche et de déploiement des MRS, et que la propagation potentielle de la désinformation sur les MRS ne viennent compliquer davantage la politique climatique et la coopération internationale.
En conséquence, si un État devait autoriser le déploiement ou des expériences à grande échelle de MRS dans l’Arctique de plus en plus conflictuel, les résultats seraient imprévisibles mais probablement déstabilisants. Cela pourrait déclencher une crise diplomatique, susceptible de saboter d’autres efforts de coopération en matière de politique environnementale et de recherche. Les États pourraient également examiner leurs options en matière de « contre-géo-ingénierie »,14 ce qui aggraverait les incertitudes techniques de la MRS. Cependant, l’anticipation d’une telle dynamique pourrait également amener les États à empêcher tout déploiement ou toute expérimentation.13
Les MRS de l’Arctique pourraient-elles perpétuer l’histoire du colonialisme et de l’exploitation ?
Si la MRS Arctique était lancée, il est important de se demander quel type de MRS serait réalisable et comment elle serait mise en œuvre. En comparant la littérature scientifique sur les MRS et les politiques publiques, nous avons constaté que les deux mettaient fortement l’accent sur le solutionnisme technologique, c’est-à-dire sur la tentative de résoudre des problèmes sociaux complexes par le biais de l’innovation technologique. Ils ont également tendance, bien qu’à des degrés divers, à considérer l’Arctique comme une solution à des problèmes extérieurs à la région, qu’il s’agisse de la réduction des effets climatiques mondiaux ou de l’approvisionnement en énergie et en minerais. Il est donc concevable que les États adoptent la MRS pour tenter de maintenir la température de l’Arctique stable, mais suffisamment élevée pour permettre la réalisation de projets d’extraction et de transport maritime.
En cas de succès, le climat arctique serait modifié pour servir des objectifs extérieurs à la région elle-même, à l’ordre d’États qui ont souvent acquis leurs territoires arctiques par le jeu de l’exploration scientifique et de la colonisation.15 Il est difficile de comprendre un tel scénario autrement que comme une continuation de tels projets coloniaux. Les critiques formulées par les organisations autochtones à l’encontre des expériences existantes en matière de MRS dans l’Arctique – notamment l’ opposition au projet SCoPEx menée par le Conseil saami et la demande d’arrêt du projet Arctic Ice formulée par les organisations autochtones de l’Alaska – démontrent un manque d’inclusion effective des populations autochtones et locales dans la conception et le contrôle des MRS. Bien que certains chercheurs aient fait davantage pour inclure les communautés locales et autochtones dans la recherche, le risque que toute MRS arctique potentielle devienne un projet colonial et extractiviste demeure important.
La promotion de la MRS dans l’Arctique est imprudente
Les scientifiques et les entrepreneurs spécialisés dans les MRS sont confrontés à de formidables défis techniques, mais l’Arctique n’est pas non plus une zone politiquement sûre pour les MRS. La combinaison de l’incertitude technique et de l’inviabilité politique rend pour le moins imprudent le recours à la MRS dans l’Arctique comme mesure de protection ou « police d’assurance » contre le changement climatique. Il est essentiel que les efforts déployés pour faire face au changement climatique dans l’Arctique se concentrent d’abord et avant tout sur la réduction des émissions mondiales et l’adaptation, cette dernière devant être contrôlée de manière efficace par les communautés locales et autochtones.
Afin de réduire le risque élevé de conflit géopolitique et de prise de décision politique injuste, toute recherche sur les MRS dans l’Arctique devrait être menée de manière transparente entre les nations et sous le contrôle efficace et démocratique des populations locales et autochtones. Elle devrait également être abordée de manière à minimiser le risque de détourner l’attention d’options plus importantes et plus immédiates d’atténuation du changement climatique par la réduction des émissions globales et l’adaptation. Si l’humilité technique et le réalisme géopolitique font défaut, la promotion de la MRS dans l’Arctique présenterait plus de risques pour la politique climatique que de solutions.
Les points de vue exprimés par les rédacteurs de Perspective sont les leurs et ne sont pas nécessairement celles de SRM360. L’objectif de nos Perspectives est de présenter des idées sous divers points de vue, afin de favoriser un débat approfondi et éclairé sur les méthodes de réflexion de la lumière du soleil.
Posez-nous une question !
Notes de fin d'ouvrage
- Latham J, Gadian A, Fournier J, et al. (2014). L’éclaircissement des nuages marins : applications à l’échelle régionale. Philosophical Transactions of the Royal Society A: Mathematical, Physical and Engineering Sciences. 372(2031):20140053. https://doi.org/10.1098/rsta.2014.0053
- Field L, Ivanova D, Bhattacharyya S, et al. (2018). Increasing Arctic Sea Ice Albedo Using Localized Reversible Geoengineering. Earth’s Future. 6(6):882-901. https://doi.org/10.1029/2018EF000820
- Desch SJ, Smith N, Groppi C, et al. (2017). Gestion des glaces de l’Arctique. Earth’s Future. 5(1):107-27. https://doi.org/10.1002/2016EF000410
- van Wijngaarden A, Moore JC, Alfthan B, et al (2024). Une enquête sur les interventions visant à conserver activement le Nord gelé. Climatic Change. 177(4):58. https://doi.org/10.1007/s10584-024-03705-6
- Zampieri L, Goessling HF. (2019). La géo-ingénierie ciblée sur la banquise peut retarder le déclin de la glace de mer arctique, mais pas le réchauffement climatique. Earth’s Future. 7(12):1296-306. https://doi.org/10.1029/2019EF001230
- Webster MA, Warren SG. (2022). Regional geoengineering using tiny glass bubbles would accelerate the loss of Arctic sea ice. Earth’s Future. 10(10). https://doi.org/10.1029/2022EF002815
- Bodansky D, Hunt H. (2020). Interventions sur le climat arctique. The International Journal of Marine and Coastal Law (Journal international du droit maritime et côtier). 35(3):596-617. https://doi.org/10.1163/15718085-BJA10035
- Moore JC, Mettiäinen I, Wolovick M, et al. (2021). Géoingénierie ciblée : interventions locales avec des implications globales. Global Policy. 12:108-18. https://doi.org/10.1111/1758-5899.12867
- Versen J, Mnatsakanyan Z, Urpelainen J. (2022). Inquiétudes liées à l’intervention climatique : comprendre les inquiétudes liées à la sécurité de la géo-ingénierie dans l’Arctique et au-delà. Climatic Change. 171(3):27. https://doi.org/10.1007/s10584-022-03345-8
- Kornbech N, Corry O, McLaren D. (2024). Sécuriser le « grand bouclier blanc » ? Changement climatique, sécurité de l’Arctique et géopolitique de la géo-ingénierie solaire. Coopération et conflit. https://doi.org/10.1177/00108367241269629
- Nous avons examiné les États riverains de l’Arctique, c’est-à-dire ceux dont le littoral fait face à l’océan Arctique : Le Canada, la Russie, la Norvège, le Danemark (qui possède le Groenland) et les États-Unis.
- Hoogensen Gjørv G, Hodgson KK. (2019). « Exceptionnalisme arctique » ou « sécurité globale » ? Comprendre la sécurité dans l’Arctique. https://hdl.handle.net/10037/17564
- Corry O, McLaren D, Kornbech N. (2024). Modèles scientifiques contre politiques de pouvoir : Comment l’expertise en matière de sécurité recadre la géo-ingénierie solaire. Review of International Studies. 1-20. https://doi.org/10.1017/S0260210524000482
- Parker A, Horton JB, Keith DW. (2018). Stopper la géo-ingénierie solaire par des moyens techniques : une évaluation préliminaire de la contre-géo-ingénierie. Earth’s Future. 6(8):1058-65. https://doi.org/10.1029/2018EF000864
- Stuhl A. (2019). Unfreezing the Arctic : Science, colonialism, and the transformation of Inuit lands (Dégeler l’Arctique : science, colonialisme et transformation des terres des Inuits). Presses de l’Université de Chicago. https://press.uchicago.edu/ucp/books/book/chicago/U/bo24957300.html
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